La colère chez le chien.
- Nicoline Droogmans
- 19 avr.
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 20 avr.
« La colère chez le chien, ça existe ou bien ? »
Ça fait quelques temps qu'écrire cet article me fait envie alors autant vous dire que vous allez avoir un peu de lecture parce que c'est un sujet passionnant. Il est loin le temps où on pensait que « ce qui ne peut pas être observé directement ne peut pas être étudié scientifiquement », enfin « on »... Surtout les behavioristes radicaux. Burrhus F. Skinner mentionnait d'ailleurs « the objection to inner states is not that they do not exist, but that they are not relevant in a functional analysis » (« l'objection aux états internes n'est pas qu'ils n'existent pas, mais qu'ils ne sont pas pertinents dans une analyse fonctionnelle »). Les émotions font maintenant partie intégrante des sciences animales et c'est tant mieux, non seulement ça évite de sacrées dérives éthiques mais en plus, ça permet de prendre en considération l'individu en tant que tel, non pas comme simple cobaye répondant à un stimulus par un comportement spécifique.
1/ Zoom sur les différences entre le néocortex humain et le néocortex canin.
Posons les bases concernant les différences entre l'humain et le chien car c'est là un point particulièrement important avant de songer à parler des émotions :
○ Chez l'humain, le néocortex seul abrite environ 16 milliards de neurones là où chez le chien, l'entièreté du cortex cérébral abrite entre 429 et 627 millions de neurones (chiffres à prendre avec prudence car ils sont changeants en fonction de la race, de l'individu et des méthodes de mesure).
○ La fonction principale du néocortex humain est le raisonnement abstrait, la conscience de soi et les émotions complexes là où chez le chien, sa fonction première est la perception immédiate et les stratégies d'adaptation rapides.
○ Chez l'humain, le jugement éthique et moral est très développé (il prend en compte la justice, les valeurs personnelles et sociétales) là où chez le chien, il n'existe pas de notion de moralité (il réagit à des stimuli immédiats sans jugement).
○ Le néocortex humain sert à la régulation émotionnelle complexe (gestion de la colère, culpabilité, etc.) alors que chez le chien, il s'agit de réactions émotionnelles immédiates sans régulation complexe.
Attention, cette comparaison n'est pas là pour mettre en avant une pseudo-supériorité du cerveau de l'humain (qui, rappelons-le, n'a par exemple absolument pas les capacités olfactives du chien), elle est simplement présente pour poser les bases sur ce qu'on peut attendre des capacités du néocortex canin.
2/ Compréhension de ce que déclenche la colère chez l'humain et comparaison avec le chien.
Parce qu'il est important de comprendre ce qu'est la colère chez l'humain et ce à quoi elle ressemble véritablement chez le chien pour savoir si nous pouvons légitimement parler de la même émotion.
○ Pour l'humain, la colère est généralement une émotion secondaire qui est influencée par le contexte social, les croyances et l'histoire personnelle, pour le chien en revanche l'émotion éprouvée est proche de la peur ou de la frustration intense.
○ Là où chez l'humain l'origine de la colère peut être la frustration, elle peut également être une injustice perçue, une blessure d'ego, une douleur morale... Chez le chien en revanche, l'origine de l'émotion vive est la frustration, l'imprévisibilité, l'inconfort (et la peur qui peut y être liée), l'impossibilité d'agir, voire la surcharge sensorielle.
○ La colère chez l'humain active le système limbique (amygdale et hypothalamus) mais elle est régulée par le cortex préfrontal. Chez le chien en revanche, l'émotion éprouvée, si elle active le système limbique également, a une absence presque complète de régulation préfrontale.
○ Chez l'humain, la régulation émotionnelle se fait par des stratégies variées (raisonnement, verbalisation, comportement de redirection, etc.) mais chez le chien, il n'existe pas ou peu de stratégies innées, elles peuvent en revanche s'apprendre par conditionnement.
○ La colère chez l'humain peut durer pour diminuer ou s'intensifier en fonction de la capacité de régulation émotionnelle et de la rumination des événements. Chez le chien, l'émotion est généralement brève mais intense (même si elle peut devenir chronique en fonction de l'état de stress général).
Le fait de prendre en compte ce qu'est véritablement la colère, ce qu'on entend réellement ne serait-ce qu'en prononçant ce mot, a une importance non négligeable. Parce que chez l'humain, la colère est bien différente de ce qu'elle serait chez le chien en partant de ces différences notables.
3/ Colère primaire ou secondaire ?
La colère peut être à la fois une émotion primaire et secondaire, c'est ce qui devient complexe dès lors qu'on parle d'un chien qui l'éprouve. Parce qu'il n'existe pas une seule forme de colère ne serait-ce que chez l'humain. La colère est primaire si vous vous faites bousculer dans la rue et que vous vous retournez pour pousser la personne à votre tour en lui criant dessus, si vous vous mettez à insulter copieusement un automobiliste qui vient de vous faire une queue de poisson, si vous vous cognez l'orteil dans un meuble et que vous lui mettez un coup de pied en pestant. Les manifestations d'une colère primaire sont immédiates, de courte durée et particulièrement expressives sur le moment. Elles servent à se protéger soi-même voire à protéger des ressources (et encore qu'ici, la colère est secondaire à la peur de perdre les dites ressources).
En revanche, la colère est secondaire si vous repensez à une remarque humiliante qu'un proche vous a fait durant une réunion de famille, si vous vous insurgez face à des inégalités sociales, si vous vous sentez trahi en apprenant qu'un ami vous a insulté dans votre dos. La colère n'intervient alors pas directement, elle provient d'une rumination, un cheminement cognitif et moral est nécessaire pour qu'elle apparaisse. Le cortex préfrontal analyse les raisons pour lesquelles vous vous mettez en colère et cette colère peut être mélangée à d'autres émotions.
Aux yeux de l'humain, la colère est souvent perçue comme un défaut (là où elle est en réalité une émotion qui a parfaitement sa place parmi les autres). C'est la raison pour laquelle d'ailleurs elle fait partie des sept pêchés capitaux pour ne prendre que cet exemple. Elle est vue comme une perte de contrôle pouvant mener à la haine, à la vengeance, à la violence physique et morale. C'est aussi pour cette raison que bon nombre de personnes ne veulent pas parler de colère chez le chien, parce que celle-ci est porteuse de négativité dans notre société et qu'elle veut finalement dire bien plus que la simple émotion qu'elle est censée représenter. Le risque étant d'employer des méthodes coercitives pour faire taire une émotion perçue comme devant être réprimée à tout prix.
4/ Peut-on alors parler de colère chez le chien ?
Ce serait présomptueux que d'affirmer que le chien éprouve de la colère au sens strict du terme là où bon nombre d'études se sont penchées sur la question sans afficher une réponse aussi tranchée. A l'heure actuelle, la colère n'est pas évoquée en tant que telle dans les études scientifiques. On parle plus communément de : « frustration-induced aggression » (« agression induite par frustration »), « irritability » (« irritabilité »), « impulse control issues » (« troubles du contrôle de l'impulsion »), « affective states » (« états affectifs »), « emotional reactivity » (« réactivité émotionnelle ») ou « anger-like responses » (« comportements similaires à de la colère »).
On ne peut pas nier que les chiens traversent des états émotionnels négatifs (frustration, excitation excessive, peur amenant une réactivité, etc.) mais on ne peut pas non plus affirmer avec certitude qu'il s'agit de colère comme on l'entend dans le sens humain. Parce que comme comme écrit ci-dessus, la colère peut prendre deux formes et l'une d'entre elles est trop complexe pour être éprouvée par le chien au vu des différences notables entre le cerveau humain et le cerveau canin. Tout du moins, le contraire n'a pas été prouvée pour le moment.
Si certaines réactions du chien peuvent ressembler à de la colère, les études prennent des pincettes et ne mentionnent pas cette émotion de façon directe, ou pas comme nous l'entendons dans toute sa définition chez l'humain. Par exemple, J. Panksepp met en valeur les circuits cérébraux des émotions fondamentales en 1998 (seeking, fear, rage, lust, care, panic, play). Le système affectif basique de la rage (non pas la maladie mais bien l'émotion fondamentale) est distinct de la colère humaine sous sa forme secondaire car il est observé chez des chiens confrontés à une privation soudaine, à un état de stress intense non régulé ou à une douleur.
Éloignée de la colère de l'humain, l'émotion éprouvée par le chien n'est pas élaborée cognitivement (ou tout du moins, pas de la façon dont on l'entend quand on parle de la colère de façon générale). Elle ne repose pas sur la représentation d'un tort subi et n'est pas durable ou intériorisée. Le chien n'a pas de cadre moral, social ou éthique, c'est par ailleurs ce qui différencie le plus la notion de « colère » que nous pouvons avoir chez l'humain et ce qui survient réellement chez le chien.
Si le terme « colère » peut être adapté, il peut aussi ne pas l'être du tout en fonction de ce qu'il sous-entend. C'est là la problématique principale quand on cherche à calquer l'émotion humaine sur l'émotion canine, parce que quand on entend « colère », on entendra aussi tout ce qui colle à ce mot dans notre perception d'humain. On entendra aussi bien l'émotion explosive que la capacité à se venger par exemple, là où le chien se contente de réagir fortement face à une situation anxiogène ou face à un stimulus aversif.
N'oublions pas que le chien vit dans son propre Umwelt (environnement sensoriel propre à une espèce ou à un individu) au sein duquel il pourra exprimer des émotions vives issues de ses expériences personnelles. S'il peut exprimer de la frustration, de l'excitation débordante ou une détresse émotionnelle intense, on ne saurait résumer tous ces états émotionnels en un seul terme qui limiterait notre compréhension d'humain face à ce que traverse notre chien. S'il est en capacité d'exprimer une rage émotionnelle primaire, ce qui compte n'est pas la façon dont on la nomme mais bien la façon dont on l'accompagne. Si vous la nommez « colère » en comprenant qu'il ne s'agit que de l'émotion vive et intense éprouvée lorsque la situation échappe à sa compréhension, à son contrôle, et qui fait probablement suite à une frustration, une peur ou à une douleur, alors accompagnez-le de telle sorte à pouvoir apaiser l'émotion qui la précède. Car la colère humaine tout comme la rage émotionnelle primaire chez le chien ne sont agréables ni pour l'un ni pour l'autre.
Sources :
© Toutougether - Nicoline Droogmans
06 36 10 04 84
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